Beaucoup d’Israélo-Marocains cherchent à recréer le lien coupé avec le Maroc, un des rares pays arabes où le patrimoine judaïque est préservé.
Publié par : Wissam El Bouzdaini
Dans son livre Écrire l’histoire, écrire le traumatisme, l’historien américain Dominick LaCapra fait la distinction entre deux sentiments traumatiques ressentis selon lui vis-à-vis d’une expérience historique traumatisante: un sentiment de perte, puisque ce que l’on a connu autrefois, les lieux, les goûts -la célèbre madeleine de Proust-, n’est plus de ce monde; et un sentiment d’absence, qui consiste comme son nom l’indique en un manque pouvant aller jusqu’aux mots pour le décrire. Perte ou absence, Einat Levi ne saurait dire ce qu’elle a au juste, de longues années durant, éprouvé envers le Maroc. Sa soif d’en savoir à chaque fois plus sur son pays d’origine a toujours été sans équivoque.
Dépasser la perte Native de la ville de Jérusalem, cette Israélienne de 33 ans appartient en effet à la nombreuse communauté marocaine -environ 800.000 personnes selon un guide publié en mars 2016 par le gouvernement marocain- ayant migré en Israël à partir de la proclamation de l’Etat hébreu en mai 1948. Originaires de la ville de Meknès, où leurs ancêtres étaient venus en provenance du village de Zawiya, non loin de la ville de Marrakech, ses grands-parents Yossef et Sol Boussidan avaient pris le chemin du Proche-Orient en 1952.
C’est la dernière fois qu’ils verront la terre qui, à partir de l’exil juif consécutif à la destruction du Second Temple de Jérusalem par les Romains en l’an 70, accueillera des siècles durant des dizaines de milliers de descendants du prophète Jacob. «Malheureusement mes grands-parents étaient déjà vieux et malades quand j’étais jeune et j’avais quatorze ans quand ils sont morts, regrette Mme Levi. Je n’ai jamais eu de conversation avec eux sur le Maroc et j’aurais tant aimé que cela n’ait pas été le cas. Mais ils avaient le Maroc dans leur chair, leur sang et c’était suffisant pour moi pour me rappeler dans quelle direction aller.» La direction où aller? Les nombreux monuments juifs que compte encore le Maroc.
En effet, malgré la baisse de la population juive marocaine depuis la fin des années 1960, passée d’environ 250.000 personnes la veille de la guerre des Six Jours à moins de 3.000 aujourd’hui, le Royaume fait partie des rares pays arabes où le patrimoine judaïque est préservé. Plusieurs sites juifs marocains ont même été, au cours des dernières années, restaurés. Lors de son deuxième voyage au Maroc en 2013 -son premier retour aux sources date de 2007-, Mme Levi est notamment subjuguée, à Fès, par l’ancien établissement d’enseignement hébraïque d’Oum al-Banine, transformé depuis sa fermeture suite au départ de la majorité de la population juive de la ville -seuls une cinquantaine de Juifs sont restés, contre environ 22.500 en 1947- en musée par le rabbin Edmond Gabay, dernier chef religieux juif à vivre encore dans la capitale spirituelle et dont le musée porte aujourd’hui officieusement le nom.
Parmi les objets exposés on trouve notamment des outils utilisés dans les cérémonies religieuses, des livres, des témoignages,des affaires et des photos familiales et historiques. En vaguant de par le musée de M. Gabay, Mme Levi a enfin le sentiment de pouvoir dépasser la perte et l’absence décrits par M. LaCapra. En effet, ces reliques s’offrant à elles donnent, à ses yeux, une consistance concrète à ce passé qui, tant d’années durant, avait semblé lui échapper.
Identité “orientale”
L’Israélo-Marocaine pouvait donc, de ses propres sens, toucher la réalité de l’ancienne vie des Juifs du Maroc. «C’était si court et si puissant, décrit-elle. Quelque chose sur laquelle je n’avais aucun contrôle.» Mme Levi prend ainsi conscience de la nécessité qu’il y a, selon elle, pour «notre génération de se reconnecter avec le passé, de préserver notre important héritage qui a existé pendant plus de 2.000 ans». «Pas seulement par égard pour le passé,» poursuit-elle, «mais avant tout pour l’avenir». A son retour en Israël, Mme Levi crée sur Facebook le groupe The Jewish Fes-book project. Son objectif affiché est de faire revivre la vieille communauté juive fassie.
Photos, documents, souvenirs ou encore événements, tout est bon pour y parvenir. A titre personnel, Mme Levi s’occupe d’immortaliser le musée de M. Gabay. Munie d’une caméra «pas si chère que cela» et d’un logiciel, elle est ainsi de retour à Fès en 2016 pour y prendre des photos panoramiques. Une partie de son travail est aujourd’hui visible sur son site web, https:// einatmorocco.wixsite.com/morocco360. Ce dernier fait également la part belle au patrimoine judaïque des villes de Sefrou, d’Essaouira ou encore de Casablanca, où Mme Levi s’est également rendue pour prendre ses photos.
Le cas de Mme Levi n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, isolé. Comme elle, beaucoup d’Israélo-Marocains cherchent à recréer le lien coupé avec le Maroc. Une partie d’entre eux y voit une manière d’affirmer leur identité «orientale» face aux Juifs ashkénazes d’Europe, véritables fondateurs d’Israël et qui, des décennies durant, relègueront leurs coreligionnaires originaires du monde arabe au second plan.
Traquer l’histoire
«La marocanité en Israël est prise dans une dualité ashkénaze-séfarade», décrypte Yona Abeddour, chercheur marocain qui réalise actuellement une thèse sur l’identité juive marocaine en France et en Israël. Installé depuis 2016 dans ce dernier pays, puisque c’est l’Université Ben-Gourion de Beer-Sheeva qui encadre son travail, notre interlocuteur nous explique avoir à plusieurs reprises eu affaire à des Israéliens lui disant qu’eux aussi étaient Marocains.
«En revanche, cela devient plus complexe quand on creuse un peu plus quant à ce que signifie pour eux d’être Marocain et ce que représente pour eux le Maroc, analyse M. Abeddour. Ce qui me parait très intéressant d’un point de vue sociologique c’est que les Juifs marocains qui se sont installés en Israël dans les années 1950, 60 et ainsi de suite ont conservé une image intacte qui s’inspire d’un Maroc lointain, un Maroc qui n’est pas véritablement compatible avec celui d’aujourd’hui.» Ayant pour l’heure travaillé sur une trentaine de sites juifs marocains environ, Mme Levi espère à l’avenir enrichir son site de davantage de photos panoramiques.
Elle y voit, à la fois, un moyen pour non seulement les Juifs, mais aussi les Musulmans aussi bien du Maroc que du reste du monde d’en apprendre davantage sur leur passé. «Certaines choses demeureront toujours pour moi inconnues, nous confie-t-elle. Ma vie a changé de fond en comble en ce sens que je me sens désormais Marocaine dans mon essence, peu importe où et quand je me trouve. Je crois que c’est quelque chose qui me dépasse.» Comme quoi, traquer sa propre histoire peut s’avérer au final à l’opposé d’un traumatisme…
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